"Je traduisis Lycophron en 1969 et 1970, rue Poliveau, dans le Ve arrondissement de Paris. Quand j'eus terminé la traduction, mon sursis expira. Je fus convoqué au fort de Vincennes. Je refusai de suivre l'instruction d'élève officier. Je laissai pousser une barbe de penseur présocratique afin de devenir un soldat dont la souffrance et la vulnérabilité seraient invisibles au regard de ses congénères."
Pascal Quignard, Lycophron et Zétès, Poésie/Gallimard, 2010, p. 141-142
Né en 1948, Pascal Quignard a alors vingt-deux ans. Philip Yorke, lord Royston, a traduit la même œuvre en anglais pendant ses études à Cambridge : il avait vingt ans. "A un siècle et demi de distance, écrit Paul Auster dans L'invention de la solitude, l'un et l'autre ont enrichi leur propre langage, par le truchement de ce poème, d'une force particulière. L'idée l'a effleuré, un moment, que Q. était peut-être une réincarnation de Royston. Tous les cent ans environ, Royston renaîtrait afin de traduire le poème dans une autre langue et, de même que Cassandre était destinée à n'être pas crue, l’œuvre de Lycophron demeurerait ignorée de génération en génération. Un travail inutile par conséquent : écrire un livre qui restera fermé à jamais. Et encore cette vision : le naufrage. La conscience engloutie au fond de la mer, le bruit horrible des craquements du bois, les grands mâts qui s'effondrent dans les vagues. Imaginer les pensées de Royston au moment où son corps s'écrasait à la surface des flots. Imaginer le tumulte de cette mort."(p.156)
J'ai parcouru The Remains of the Late Lord Viscount Royston: With a Memoir of His Life, par le Révérend Henry Pepys, qu'on peut trouver sur Google Books. Et j'ai suivi le parcours du jeune Lord au Danemark, en Suède puis en Russie, à travers les lettres qu'il écrit très régulièrement à son père depuis son départ en 1806 jusqu'à sa mort en avril 1808. Et soudain je me suis aperçu qu'une nouvelle fois l'attracteur étrange avait croisé les fils du destin, autrement dit qu'une lecture à l'origine strictement indépendante de la présente enquête venait de collisionner avec elle.
Je m'explique : le 9 mars dernier, j'ai acheté - il venait juste de paraître en poche - Outre-Terre de Jean-Paul Kauffmann. Récit de son voyage à Eylau en février 2007, pour le deux centième anniversaire de cette bataille qui fut pour Napoléon une victoire à la Pyrrhus, car il passa très près de la catastrophe totale. J'aime beaucoup Jean-Paul Kauffmann, dont chaque livre retrace une recherche dans un esprit proche de celui qui m'anime, avec le plus souvent, au centre de l'investigation, un tableau, une peinture, vers laquelle il ne cesse de revenir. Ainsi dans La lutte avec l'Ange, le tableau de Delacroix, dans l'église Saint-Sulpice, à Paris, et dans Outre-Terre, le grand tableau de commande d'Antoine-Jean Gros, Napoléon 1er sur le champ de bataille d'Eylau, 9 février 1907.
Or, j'ai découvert que Lord Royston, au moment de la bataille d'Eylau, était à Moscou, chez l'ennemi direct de Napoléon. Le 10 février, il écrit de Moscou à son père sans faire aucune allusion à Eylau, mais ceci semble logique, les nouvelles ne vont aussi vite qu'aujourd'hui. La lettre suivante, datée du 27 février, n'en fait pas plus mention mais l'ultime paragraphe évoque tout de même l'avancée napoléonienne : "We are in good spirits with the accounts of Polish frontier. I hope Bonaparte may find that he had advanced a point too far ; it is, however, extraordinary that he should have advanced so suddenly from Warsaw to within so short a distance from Konigsburgh."
Königsberg (aujourd'hui Kaliningrad, enclave russe en Occident depuis la fin de la deuxième guerre mondiale) est à environ vingt kilomètres d'Eylau.
Et c'est non loin de Königsberg, au large de Memel (nom allemand de l'actuel port de Klaipėda), que Lord Royston trouvera la mort dans la tempête qui engloutit l'Agatha de Lubeck.
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